Le « commun sans l’Etat », ... d’un coup d’épaule, d’un trait de plume ?
1994, « Ya basta ! » ; l’étendard de l’insurrection zapatiste détonne alors farouchement sur l’horizon de l’éternelle soumission des peuples latino-américains. Lâché comme un cri, son écho se répercute bientôt à travers tout le continent et au-delà , jusqu’à servir encore aujourd’hui de mot d’ordre à la mouvance altermondialiste.
« Ya basta ! »
« Ya basta ? », mais « Ya basta » quoi ?
Dans sa contribution Construire l’autonomie : le commun sans l’État, Jérôme Baschet s’en propose l’exposé. Sans revenir ici sur l’ensemble des nombreuses dimensions qu’aborde le texte, je focaliserai mon commentaire autour du concept d’ « autonomie » ; concept-clef dont je me propose d’éclairer l’équivoque, le subtil quiproquo auquel, selon moi, son usage renvoie dans la démonstration de l’auteur. Son analyse me permettant par la suite de dégager certaines zones d’ombres, de cerner des problématiques demeurées discrètes, pointer ce qui relève de certaines confusions et impasses : la question du pouvoir, celle de l’Etat…
Un nouveau sésame
Le texte procède d’un double mouvement. Je le dissocie ici afin d'en mieux saisir la logique et le raisonnement :
- En butte à l’intégration assimilationniste/impérialiste de l’Etat fédéral, l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN), expression des aspirations et de la résistance indigéniste des communautés indiennes de la région du Chiapas, entre en dissidence. Lésées dans l’exécution de la modification constitutionnelle pourtant accordée sous l’injonction du rapport de force, celles-ci procèdent à la mise en œuvre de l’autonomie locale revendiquée : l’administration indépendante de leur territoire. L’autonomie ainsi définie ne se caractérisant pas autrement que comme la satisfaction de velléités séparatistes en rupture avec l’Etat national.
- Progressivement toutefois, le concept d’autonomie se voit colorer de teintes plus chatoyantes : en effet, rompant avec l’Etat (entendons ici le centre politico-administratif de Mexico) il appartenait à la « région autonome » de rompre d’un même mouvement d’avec la logique et les mécanismes de tout Etat (entendons là son principe générique) – ici ramené à la seule opposition gouvernants/gouvernés. Avec la mise au point des Conseils de « bon gouvernement » et leur système de gouvernance politique collégial – coordination de délégations, etc. –, la jouissance de l’autonomie territoriale substitue à ladite « dichotomie » un gage de démocratie, d’horizontalité : « l’auto-administration », témoin de la double rupture engagée avec l’« Etat » et le « capitalisme néolibéral » (ici défini tout aussi rapidement comme procédant du même clivage).

F. Kalho (fig. 1). Fig 2 et 3 : D. Rivera
L’autonomie acquiert alors une nouvelle dimension. Ainsi au seul caractère nationaliste dégagé plus haut vient s’adjoindre ici – et jusqu’à noyer la première – la marque bien plus séduisante d’une contre-société résolument alternative. L’auteur en interroge alors l’indéniable « portée », et, bien qu’il s’en défende, saisit l’opportunité pour en élever l’expérience au rang de perspective stratégique. Le texte prend alors l’allure d'un manifeste.
D’aucun pouvait désormais s’écrier (je raille ici sans malveillance aucune) :
« Autonomie » ! Et jadis tel Jéricho, les remparts du capitalisme, mille fois assiégés, allaient à présent s’effondrer sous l’assaut magique de cette nouvelle trompette !
Le clinquant de l’énoncé, l’éclat dans la formule, offrait tout le charme d’une incantation. « Autonomie » ! Avec ce nouveau sésame, tout pouvait désormais s’ouvrir !
Dressé sur son cheval, fusil en bandoulière et passe-montagne sur le nez, le sous-commandant Marcos foulait la Terre promise de l’altermondialisme sans la souiller : il lui appartenait désormais de « construire le commun » sans qu’aucune séduction étatique (heureux effet de l’aggiornamento avant-gardiste qui jusqu’alors en faisait le credo) n’entache ici l’immaculée conception.
Pour Jérôme Baschet, l’expérience zapatiste de « bon gouvernement » ouvre ainsi la voie à de nouvelles réalisations ; le tube à essais de l’auto administration s’avérait concluant.
« Changer le monde sans prendre le pouvoir » : œuvrer à la transformation sociale et politique, poser les jalons d’un nouveau mode d’organisation de la société débarrassée de la focalisation étatique qui jusqu’alors viciait toutes les démarches passés. En bref, et comme le suggère le texte lui-même, désenclaver le marxisme de sa gangue léniniste, laquelle le tenait enchâssé jusque-là . L’« autonomie », réunissant sur son mot d’ordre tout à la fois la perspective stratégique d’émancipation et le principe actif de l’agencement social idéal, établit enfin le continuum entre fin et moyen et offre par là même l’antidote à tout ce qui jusque là avait perverti entreprise et projet.
Sur cette nouvelle hampe, le drapeau de l’émancipation était à nouveau dressé.
Problème de définition
L’articulation du raisonnement repose sur une ambiguïté. L’équivoque a, selon moi, son importance en tant qu’elle détermine par la suite l’ensemble de la démonstration : la question du sujet. En effet de qui parlons nous ? Ici le besoin de clarification provient de la gêne occasionnée par l’identification abusive, mais volontairement suggérée, de « deux » sujets auxquels il est fait confusément référence et ce jusqu’à les fondre en une seule entité.
En effet, le sujet politique est ici le résultat de l’identification problématique des communautés indiennes en butte à la brutalité intégrationniste de l’Etat fédéral à une composante sociale du mode de production capitaliste (suggérée on ne peut plus clairement par la citation de Marx en référence aux « travailleurs » placée en introduction). Identification, filée tout au long du texte, d’une minorité nationale à une classe sociale. L’oppression respective de l’une et l’autre servant à opérer le subtil glissement permettant, par le raccourci insinué d’une commune oppression, l’assimilation de la première à la seconde.
Confusion du sujet politique par la suite entretenue au fil du raisonnement et jusqu’en ses enseignements conclusifs.
Ainsi la polysémie du concept d’ « autonomie » donne un véritable panachage d’une lutte de libération nationale et de l’émancipation de rapports sociaux d’exploitation ; de la gestion indépendante d’un territoire conquis et de l’auto-administration des travailleurs de leurs propres affaires. Assimilant la nature des deux sujets, il suffit d’un rien pour en identifier les rôles et les fonctions ; ou plutôt, dépeindre celle-ci aux couleurs de celle-la.
Nous comprenons qu’une définition de l’acteur nécessite d’intervenir en préalable à la caractérisation du processus d’ « émancipation » dont il est fait le récit et, partant, de celle de l’« autonomie » pour en faire l’exégèse. Ici, la constance de l’amalgame dans la détermination du sujet permet que s’opère, par symétrie, l’amalgame dans l’identification du processus entrepris.
De ces deux amalgames se dégage logiquement un troisième, celui que le titre résume dans son entier : « Construire l’autonomie : le commun sans l’Etat ». Autrement dit faire d’une lutte de minorités nationales pour leur autonomie organisationnelle, l’équivalent - ou la condition - à la fonction de la lutte révolutionnaire des travailleurs (le dépérissement de l’Etat). Mieux encore, donner à la seule dimension morale du combat pour la « dignité » la valeur de condition matérielle à la disparition de la machine d’Etat.
Ramenant l’Etat à la seule expression de l’opposition gouvernants/gouvernés, qualifiant de « démocratie radicale » la structure de gouvernance horizontale ainsi créée, il n’est qu’un pas à faire pour identifier toute lutte de libération nationale à une lutte pour la transformation sociale et politique révolutionnaire de la société. Le problème est là .
Retour sur la question de l’Etat
L’équivoque en cascade éclaire les autres dimensions problématiques du texte dans lesquelles elle sembles se répercuter : en premier lieu la question de l’Etat, dans son principe, dans sa traduction appliquée à l’expérience zapatiste des conseils de « bon gouvernement », dans son inscription au cœur de la stratégie politique d’émancipation.
La principale difficulté vient de ce que le texte semble ne considérer l’Etat qu’au travers du seul prisme de la dichotomie gouvernants / gouvernés qu’il instaure. Dichotomie qui, pour en être constitutive, ne suffit pourtant pas à en saisir l’étendue du rôle. En effet, l’origine, la formation et la fonction de l’Etat s’inscrivent et reposent tout entier dans le cadre d’un substrat matériel (économique, social et politique) dont les ressorts et l’expression sont loin de ne se définir qu’à la lumière de ladite opposition. Excroissance inévitable de toute société caractérisée par la division sociale du travail, de toute formation sociale clivée par des rapports de propriété, et par extension de toute société de classes, l’Etat, ici entendu comme la manifestation – c'est-à -dire le produit consubstantiel – de ces rapports sociaux, est ici aussi l’expression de ces rapports : l’outil de leur maintien, l’instrument de leur défense et de la sauvegarde d’intérêts distincts (rôle au travers duquel l’instauration du clivage gouvernants/gouvernés ne se saisit que comme composante d’une fonction globale bien plus vaste).
L’Etat, c’est l’Etat d’une classe. Ici le texte l’oublie ou le nie.
De cette négation s’agence le raisonnement suivant et dont chaque proposition se fait l’écho :
- En désincarnant l’Etat du cadre global dans lequel il s’inscrit, de la multiplicité de ses rôles, de son essence, ramenant celui-ci, comme il est fait, à la seule séparation gouvernants / gouvernés ici débarrassée des tenants constitutifs de son existence, on comprend que la seule mise en place d’un système de gouvernance horizontale suffise à l’auteur pour proclamer « le commun sans l’Etat », sa disparition du nouveau monde zapatiste en construction. Point n’est alors besoin de spécifier la nécessité de la socialisation des moyens de production (la transformation des rapports de propriété) comme tâche politique particulière d’un sujet politique révolutionnaire particulier capable d’en mener la réalisation (« les travailleurs », la classe ouvrière ?) : ici la seule abstraction du « peuple autonome » suffisant au dépérissement de l’Etat.
- De même, il semble que l’absence de toute caractérisation des particularités du contexte dans lequel s’inscrit l’expérience zapatiste des Conseils de « bon gouvernement » pose un second problème : celui-là même de la faisabilité du « commun sans l’Etat ». En effet, outre l’outil de domination de classe qu’il incarne, l’Etat est encore le produit d’un niveau de développement productif d’une société (niveau de développement de la productivité du travail) tel qu’il ne permet pas la satisfaction des besoins matériels de tous et nécessite ainsi le maintien d’une division sociale du travail (fonctions de production / fonctions d’accumulation) - c'est-à -dire le maintien de rapports de propriété - par la présence d’un organe qui en garantit la stabilité (l’Etat).
Avec le maintien d’un niveau de développement industriel demeuré faible, la prépondérance d’un secteur agricole élémentaire, l’avenir du « commun sans l’Etat » des communautés « autonomes » semble compromis. Le niveau de développement productif atteint par une économie encore largement dominée par la petite paysannerie en réduit le champ des possibles.
Soit deux cas de figures difficilement contournable :
- Une gestion égalitaire de la misère (autrement dit une gouvernance collective de la pénurie telle que l’illustre l’expérience du budget participatif de Porto-Allegre pour prendre un exemple à la fois proche et récent) ;
- L’émergence ou plutôt la résurgence d’un nouvel Etat par l’incapacité de satisfaire aux besoins sociaux (telle qu’ici l’illustrent les aides financières de solidarité internationale apportées aux Conseils de « bon gouvernement » maintenant l’expérience zapatiste sous perfusion), par la permanence du conflit de classe, etc.
De sorte que la réflexion systémique sur la question de l’Etat dans la stratégie d’émancipation sociale et politique que tire l’auteur de l’expérience zapatiste paraît contestable.Â
Oui, « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » (Karl Marx) ; plus qu’un article de foi, c’est une exigence politique objective, le gage d’une véritable émancipation. La double critique de l’élitisme et du substitutisme est essentielle, certes, mais relève d’une approche à la fois globale et prudente. Analyse à mon sens plus conséquente que la seule identification lapidaire du parti à un messie et son intervention à celle d’une mission apostolique.
Le parti n’est pas la négation de l’auto-émancipation des travailleurs, il en constitue historiquement l’association, l’expression et l’organisation de leur existence politique (mais c’est un autre débat !).
Les parallèles invoqués et vus comme totémiques (Commune de Paris, conseils ouvriers allemands, expérience soviétique, etc.), pour séduisants qu’ils soient, ajoutent à la confusion plus qu’ils ne la dissipent. Le double amalgame du sujet et du processus d’émancipation souligné plus haut s’y répercute à nouveau : ici la situation de lutte révolutionnaire de la classe ouvrière pour la transformation des rapports de propriétés capitalistes à laquelle tous ces exemples renvoient servant fort mal à propos de miroir à celle d’une lutte de libération nationale (« indigéniste ») contre l’impérialisme.
Ajoutons qu’il semble à l’inverse que, tous à leur manière, ces exemples interpellent plus encore sur la nécessité du parti comme réponse à la question du pouvoir qu’ils ne plaident pour son dépassement (l’importance de l’analyse en interdit ici le développement).
Quoique brièvement énoncées, les difficultés liées à l’Etat et auxquelles se heurte toute perspective de transformation sociale et politique sont nombreuses. La seule exposition de ces difficultés ne suffit évidemment pas à en franchir l’obstacle ; peut-être serait-il l’objet d’une contribution spécifique ? Le débat reste ouvert.
« Ya basta » l’Etat ! Certes ; mais pas d’un coup d’épaule, ni d’un trait de plume !Â
D. Rivera (fig. 7). Fig. 4 : Commune de Paris, 1871. Fig. 5 : Soviet de Petrograd, 1917. Fig. 6 : Berlin, Révolution allemande, novembre 1918. Â
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Critique, proportionnalité et dialogue entre incomplétudes
Je tiens d'abord à remercier Julien Grimaud d'avoir pris la peine d'une lecture aussi attentive de mon texte et d'en avoir rédigé une critique aussi nourrie. C'est pour moi l'occasion de préciser certains points de mon propos, et aussi de mesurer l'ampleur des malentendus et des résistances.
1 – Je commence par la seule remarque qui, à dire vrai, m'importe vraiment (les autres étant à mes yeux relativement secondaires) : elle concerne les zapatistes, et non mes piètres élucubrations. Nous parlons de la lutte d'un peuple (de plusieurs peuples au sein d'un Mexique à l'ample tradition révolutionnaire) ; nous parlons d'un mouvement qui a proclamé son orientation clairement anticapitaliste (dès l'été 2005) ; nous parlons d'une expérience d'auto-organisation d'une ampleur rare, sinon exceptionnelle, dans le monde d'aujourd'hui ; nous parlons d'un mouvement anti-systémique qui a valeur de référence à travers un continent entier. Alors, ne serait-il pas souhaitable de tenter de la comprendre vraiment, avant de la juger ? D'essayer d'en percevoir la portée, les enseignements – éventuellement utiles au-delà de ses conditions spécifiques de réalisation – plutôt que de la déprécier d'emblée (avant même d'être sûr de l'avoir réellement comprise) et de la dévaluer (non sans une pointe de mépris envers ceux que l'on qualifie de « petite paysannerie ») ? Et cela, même si (ou surtout si) ce que l'on en entend chatouille nos habitudes de pensée et inquiète nos schémas préétablis. Bien entendu, il ne s'agit nullement d'ériger le zapatisme en nouveau modèle, ni de faire croire que cette expérience apporterait la réponse magique à toutes les difficultés : au contraire, je me suis efforcé d'insister sur le caractère extrêmement limité et imparfait de cette expérience. Mais disposons-nous, dans le monde actuel, de beaucoup d'exemples d'avancées des luttes, pour nous permettre de faire les difficiles et dédaigner celle-là ?
En revanche, j'avoue que, voulant aider à faire mieux connaître le mouvement zapatiste, je l'ai probablement desservi en en donnant une interprétation, qui n'est, nécessairement, qu'une analyse possible parmi d'autres, et qui s'avère peut-être trop personnelle ou en tout cas trop polémique pour servir la cause des zapatistes (mais justement, il ne s'agit pas – plus – de cela). Quoi qu'il en soit, et étant entendu que le débat et la confrontation d'idées sont indispensables, je me permettrais de suggérer que la discussion (au sein des mouvances anti-capitalistes) gagnerait sans doute à se dérouler selon d'autres modalités : la pluralité des conceptions et des analyses y étant inéluctable, il serait bon d'avoir la capacité d'accueillir des thèses différentes de celles qui nous sont familières, en s'efforçant d'abord de les comprendre, éventuellement d'en apprendre quelque chose, plutôt que de rejeter d'emblée tout ce qui ne correspond pas à notre propre doctrine (des analyses différentes et, plus encore, des expériences de lutte différentes). Cela suppose de tenter de renoncer à la certitude que nos propres convictions nous posent en détenteurs de la vérité, soit ce que les zapatistes suggèrent en proposant – comme base pour un dialogue constructif et respectueux au sein des luttes anticapitalistes – l'incertitude, l'art de l'écoute, la proportionnalité comme reconnaissance de nos propres limites.
2 – La prudence aussi. Et là , sans vouloir être désobligeant, je suis contraint de mentionner que le texte de Julien Grimaud comporte certaines incompréhensions et erreurs. Que dire de la première phrase, qui lance une considération sur « l'éternelle soumission des peuples latino-américains » ? Sinon le fait, cher Julien Grimaud, que vous vous mettez ainsi à dos des millions de militants et de rebelles latino-américains, des générations et des générations ayant écrit l'histoire tressée de domination et de résistance d'un continent entier. Faudra-t-il citer, presque au hasard, sans la moindre exhaustivité et sans même remonter aux rébellions coloniales, les luttes d'indépendance du début du XIXe siècle, les multiples révoltes paysannes et indigènes contre l'appropriation des grands propriétaires terriens et contre l'impitoyable guerre de négation, tant juridique que physique, des Etats-nations, la révolution mexicaine de Zapata et Villa, la lutte menée par Sandino, la révolution cubaine et le Che, la révolution bolivienne de 1952, les guérillas et autres mouvements du lutte contre les dictatures, les Sans Terre du Brésil, les mouvements indigènes en Équateur, Bolivie, Colombie... Au reste, les zapatistes n'ont pas lancé leur « Ya Basta! » sur fond d'une soumission supposée éternelle, mais en s'inscrivant, dès la première phrase de leur premier texte public, le 1er janvier 1994, dans cette chaîne rebelle : « Nous sommes le produit de cinq cents ans de luttes... » Surtout, lequel parmi les peuples européens - certainement au-dessus de tout soupçon de soumission éternelle ! - peut prétendre avoir mené des luttes aussi intenses, douloureuses et fécondes que le peuple bolivien au cours des décennies récentes (guerre de l'eau, guerre du gaz, destitution de plusieurs présidents, etc.) ? Mais je n'insiste pas, car je risquerais d'ériger en monument d'ethnocentrisme ce qui, après tout, peut être pris pour un simple lapsus.
Une première erreur, grossière, consiste à qualifier la lutte pour l'autonomie de « velléités séparatistes en rupture avec l'Etat national » (mais il est vrai que mon texte, très court, renvoyait à d'autres écrits pour une présentation d'ensemble du mouvement zapatiste, de son histoire et de ses conceptions). En aucun cas, l'autonomie n'est revendication d'indépendance; bien au contraire, l'Ezln n'a cessé de revendiquer la construction d'un autre projet de nation mexicaine dans lequel les peuples indigènes auraient pleinement leur place (« un lieu digne dans le drapeau national ») ; et il suffit d'avoir mis le pied dans une communauté zapatiste pour savoir combien le patriotisme est ardent chez eux, qui font du drapeau et de l'hymne mexicains leurs emblèmes, bien avant ceux de l'Ezln. Il me semblait aussi avoir insisté sur le fait qu'une caractéristique remarquable du zapatisme tenait au fait d'articuler perspectives intranationale (ethnique), nationale et internationale ; et, ce faisant, d'amener à repenser chacune d'elle à travers son rapport avec les autres. Je mentionne au passage qu'on ne saurait qualifier
la lutte des zapatistes d'« indigéniste », terme qui, au Mexique, se réfère aux politiques intégrationnistes de l'Etat-nation, pas plus qu'il ne me semble possible de désigner ces politiques intégrationnistes comme « impérialistes », terme qui se réfère à l'hégémonie exercée par les USA. Plus gênant est un soupçon relatif au sens que JG attribue à la notion de lutte de libération nationale, dès lors qu'il me reproche un glissement et un amalgame entre lutte de libération nationale et lutte révolutionnaire et qu'il évoque la « dimension nationaliste » de l'expérience d'autonomie) : croirait-il que cette « libération nationale » à laquelle en appelle le nom de l'Ezln se réfère à la libération des peuples indigènes et ne serait donc qu'un autre nom de leur revendication de l'autonomie ?
On serait alors en pleine confusion, car il est bien évident que l'appel à la libération nationale est un héritage des luttes dirigées contre l'impérialisme étatsunien et plus largement contre les relations de dépendance Nord-Sud au sein du système-monde capitaliste (cette dimension de la lutte ayant bien peu à voir et s'étant même avérée dans le passé contradictoire avec les revendications indigènes !). Mais ce n'est certainement pas cela que JG a voulu dire ; auquel cas, il n'y a pas lieu de me reprocher d'être
à un doigt d'« identifier toute lutte de libération nationale à une lutte pour la transformation sociale et politique révolutionnaire de la société. Le problème est là . » Non, le problème n'est pas là du tout.
Puisque j'en suis au chapitre (bien ingrat, à dire vrai) du redresseur d'erreurs, je mentionne un aspect important sur lequel la lecture de JG est manifestement très imprécise. Il me reproche de me livrer à une apologie de l'horizontalisme et même de décrire l'expérience zapatiste comme « un système de gouvernance horizontale », ce qui est d'autant plus inadéquat que, afin de me démarquer de lectures à mon sens trop idéalisantes, j'ai explicitement analysé l'auto-gouvernement zapatiste comme « articulation de l'horizontalité et de la verticalité ». Ici la critique de JG manque sa cible, car il ne semble pas avoir remarqué que la formule
de John Holloway (« Changer le monde sans prendre le pouvoir ») synthétise d'autant plus mal mon propos que mon analyse de l'expérience zapatiste se démarque en partie de la sienne.
L'ironie est un recours habituel dans l'échange polémique, et JG en fait un usage abondant. Mais elle ne saurait avoir valeur d'argument. Le reproche de faire de « l'autonomie » un mot magique, un nouveau fétiche susceptible de résoudre tous les problèmes me
semble d'autant moins pertinent que j'insiste sur le fait que cette notion est susceptible d'emplois variés et peut recouvrir des pratiques forts diverses (autonomies fonctionnelles/antagonistes, conséquentes/inconséquentes, ouvertes/fermées, etc...), de sorte qu'on ne peut juger d'une expérience d'autonomie sans poser des questions telles que : autonomie par rapport à quoi ? autonomie pour
quoi? (pour quel projet social ?). Au passage, l'expérience d'autonomie dont je parle peut d'autant moins passer pour une solution miracle que je souligne qu'elle ne saurait prétendre avoir supprimé toute distinction entre gouvernants et gouvernés (à l'opposé d'une analyse idéalement horizontale) et qu'elle ne vaut que par les moyens qu'elle se donne pour lutter contre les risques toujours latents, toujours ouverts, d'une dérive des formes de délégation de pouvoir et d'une reconstitution d'instances de pouvoir séparé. Il n'y a pas de forme politique pure, préservée par nature de tels risques, et, même si elle se soustrait au modèle étatique, l'autonomie ne prétend nullement en être une. C'est pourquoi le titre de mon texte met en avant le terme « construire » : l'autonomie se construit, sans relâche, dans une lutte contre ce qui pourrait la nier. Le commun sans l'Etat, ou plutôt, aurai-je pu dire – et serait-ce un terrain sur lequel nous pourrions mieux nous entendre ? - , le commun contre l'Etat.
Enfin, il est un point sur lequel il est aisé de compléter mon propos et, ainsi, de rassurer JG. Il découle de ce qui précède – l'autonomie pour quoi faire? - qu'il ne saurait être question d'isoler la question des formes d'organisation politique et d'en faire l'enjeu central de la lutte. JG le remarque lui-même en certains passages : l'autonomie est la forme politique d'un projet
d'émancipation sociale. En ce sens on ne peut en débattre et en juger sans poser la question des relations sociales qu'elle instaure et des transformations globales qu'elle met en œuvre. La pratique et la conception des zapatistes sont sur ce point très claires. Deux
citations du sous-commandant Marcos suffiront : « Y a-t-il des changements profonds dans la vie des communautés indigènes zapatistes ? Réponse : Oui. … quand se sont-ils produits ? Quand la terre est devenue la propriété des paysans... Les progrès en matière de gouvernement, de santé, d’éducation, de logement, d’alimentation, de participation des femmes, de commercialisation, de culture, de communication et d’information ont tous pour point de départ la reprise des moyens de production. En l’occurrence, la terre, le bétail et les machines qui étaient aux mains des grands propriétaires. » Et comme les zapatistes indiquent aussi que, quels que puissent en être les mérites et le caractère profondément nécessaire, les expériences d'autonomie développées au milieu du système capitaliste mondial se heurtent inévitablement à de tristes limites, ils rappellent aussi que « la destruction du système capitaliste aura lieu uniquement si un ou de nombreux mouvements s’y affrontent et parviennent à le vaincre dans son noyau central, à savoir dans la propriété privée des moyens de production et d’échange. »
3 – On dira que je n'ai pas effleuré encore le cœur du litige. La question me semble être : pouvons-nous nous permettre de maintenir
la parfaite certitude de disposer d'une doctrine bien établie, fondée sur ces entités que sont la Classe, le Parti, l'Etat? Ou y-a-t-il quelque raison de faire bouger un peu nos schémas?
Un mot sur le sujet de la lutte d'émancipation, avant d'en venir à la question de l'Etat (en délaissant celle du parti, à peine
mentionnée par JG). Posant la question du sujet de la lutte, JG me reproche de substituer une « minorité ethnique » à une classe sociale (le prolétariat, seul sujet possible de la lutte d'émancipation à ses yeux, j'imagine). Ce n'est pas du tout mon propos, et même la citation de Marx, en épigraphe, n'a pas cette portée. Il suffit ici de savoir qu'en Amérique latine la division ethnique a, potentiellement et bien souvent de fait, un contenu de classe. Dans bien des pays, les mouvements sociaux les plus combatifs
et les plus inventifs des décennies récentes sont ceux qu'ont tissés les peuples indigènes, selon des modes divers, mais en
allant généralement au-delà d'une perspective ethniciste et en conférant bien souvent à leurs luttes un caractère proprement
anti-capitaliste (leurs droits et leurs traditions communautaires entrent en opposition frontale avec les processus d'appropriation capitaliste des territoires et des ressources naturelles et leur intensification actuelle). La convergence des luttes indigènes et de
l'anti-capitalisme (du socialisme, dans sa terminologie) avait été clairement annoncée par José Carlos Mariategui, dans les années 1920, lui qui demandait : « serait-il possible que nous manquions de reconnaître le rôle que les facteurs ethniques indiens représenteront dans la prochaine étape révolutionnaire de l'Amérique latine ?». A moins certes que nous continuions, à l'exemple du marxisme orthodoxe, en Amérique latine même, à tenir le facteur ethnique pour un élément secondaire, négligeable sinon dénié, et à faire de la « classe ouvrière » la seule détentrice de l'essence révolutionnaire.
De façon plus générale (et pour m'en tenir à une simple allusion), la question du sujet révolutionnaire demande à être réouverte. Non pour diluer la polarité sociale dans un culturalisme bon teint, ni pour nier que l'exploitation du travail salarié constitue le coeur du système capitaliste. Mais pour faire droit à la multiplicité des formes d'exploitation, de domination, d'humiliation
et de dépossession qui caractérisent la société de la marchandise; et par conséquent pour faire droit à la multiplicité des dignes rages, des rébellions et des fronts de lutte que ce système humanicide et écocide provoque et suscite. Il me semble que
les mouvements anti-systémiques ont intérêt à faire place en leur sein à la diversité de ces luttes, et cela sur un plan d'égalité, sans hégémonies (proclamées au nom de la lutte de classe).
L'Etat, enfin. JG me reproche de réduire la question de l'Etat à celle de la séparation entre gouvernés et gouvernants, ce qui serait en effet puéril. Il va de soi que l'Etat (ou l'absence d'Etat) ne saurait être analysé que dans la relation qu'il entretient avec les autres composantes d'un système social général. Cela dit, l'affirmation de base selon laquelle « l'Etat est l'Etat d'une
classe » appellerait pour le moins divers compléments et plus d'une nuance. Pourquoi ne pas dire plutôt que l'Etat est l'Etat d'un
système (lequel est en effet caractérisé par une polarité de classes)? Cela ne donnerait-il pas plus de jeu à l'analyse, afin de mieux rendre compte de la complexité de situations historiques diversifiées? Du fait par exemple que l'Etat est aussi le champ de
disputes au sein de la classe dominante, ce qui peut interférer avec sa capacité à contribuer plus ou moins efficacement à la domination de classe. Du fait encore que, surtout dans la seconde moitié du XXè siècle, l'Etat a pu jouer comme un terrain d'affrontement des classes, voire comme le lieu de défense des conquêtes de la classe dominée, plutôt que comme le simple instrument par lequel une classe imposait sa domination à l'autre. Du fait, par exemple encore, que Marx puisse dire du Second Empire, sans nier son caractère de classe, qu'il était « la seule forme de gouvernement possible, à une époque où la bourgeoisie avait perdu la capacité de gouverner la nation ». Il y aurait matière à continuer longtemps la discussion, notamment pour analyser la diversité historique des modes d'articulation entre l'Etat et la logique générale du système capitaliste.
Bien entendu, on voit l'avantage de la formule « l'Etat, c'est l'Etat d'une classe ». Ne permet-elle pas d'en revenir au vieux
schéma selon lequel il suffirait que la classe au pouvoir change pour que la nature de l'Etat change (et pour que cela suffise à lui
garantir, s'il s'agit du prolétariat, une nature bénéfique et un mode d'action vertueux) ? Mais j'aurais scrupule à prêter cette
thèse sommaire à JG.
Pour en revenir à l'analyse de l'autonomie, il est clair que la question de la séparation entre gouvernants et gouvernés (c'est-à -dire en l'occurrence le glissement d'une pratique inévitable de la délégation de pouvoir à la constitution d'un appareil politique
séparé, agissant au nom de ses « délégants » mais se substituant finalement à eux) n'est pas le tout de l'Etat; mais elle est la difficulté politique dont il est loin d'être certain que l'émancipation sociale suffise à nous débarrasser. Au fond, l'enjeu n'est-il pas de mener en même temps et du même pas la lutte contre la séparation des producteurs et des moyens de
production et la lutte contre la domination d'un appareil politico-bureaucratique séparé, c'est-à -dire de mener de front la récupération collective de la capacité de faire (au-delà du travail séparé et divisé) et la réappropriation de la capacité collective d'auto-gouvernement (hors de tout appareil étatique séparé) ?
4 – Je peux bien comprendre que la critique du léninisme (laquelle, au-delà des phrases trop rapides et inutilement provocatrices lancées dans ce texte, doit être menée sérieusement et posément) et un zeste d'irrévérence à l'égard de l'Octobre bolchévique (mais certainement pas à l'égard de la révolution russe et de son apport à l'expérience historique des conseils) aient pu irrités JG. J'en conviens aisément : tout ce qui provoque des réactions allergiques plutôt qu'une avancée dans la réflexion collective devrait être évité dans nos débats.
De ce point de vue, il me semble que JG évoque la Commune de Paris avec une certaine désinvolture. Du reste, mon analyse ne fait peut-être que répéter pauvrement ce qu'on peut lire dans La guerre civile en France. Sans dénier le moins du monde les différences de contexte social et politique, on est frappé par les parallèles dans l'organisation entre la Commune de Paris et l'autonomie zapatiste (mais j'oubliais : cette dernière s'est trompé de sujet!). Quoi qu'il en soit, l'important
est que Marx place au centre de son analyse « l'antagonisme entre la Commune et le pouvoir d'Etat », insistant d'un côté
sur la dénonciation d'un appareil bureaucratique qui instaure sa prééminence sur la société et, de l'autre, sur le fait que « la Constitution communale aurait restitué au corps social toutes les forces jusqu'alors absorbées par l'État parasite qui se nourrit sur
la société et en paralyse le libre mouvement », pour conclure au caractère superfétatoire du pouvoir d'Etat (« l'existence même de la Commune impliquait, comme quelque chose d'évident, l'autonomie municipale ; mais elle n'était plus dorénavant un contre-poids au pouvoir d'État, désormais superflu »). L'élimination du pouvoir d'Etat comme instance séparé (faisant obstacle à la pleine récupération d'une capacité d'auto-gouvernement qui seule peut donner lieu à des institutions réellement démocratiques) s'avère bien, aux dires du texte de 1871, comme un aspect essentiel de la lutte pour l'émancipation dans tous ses aspects : c'est ce qui fait aux yeux de Marx la grandeur de la Commune de Paris, en tant que forme politique enfin trouvée de l'émancipation sociale.
Mais quel est donc l'enjeu de notre dispute ? A mon sens, la nécessaire relativisation du modèle d'Octobre comme modèle unique, ou du moins hégémonique, pour les luttes anti-capitalistes. Ce qui implique (à mon sens encore, mais le point est délicat, lourd de susceptibilités) un retour critique sur la formulation léniniste du marxisme (une critique respectueuse, je le répète, comme celle que les zapatistes ont menée, en critiquant à partir des transformations de leur pratique ce qui constituait leur propre tradition politique). Ces deux points sont des passages obligés pour faire avancer une tâche fort nécessaire, qui consisterait à œuvrer à un dépassement des contradictions entre marxisme étatique (léninisme) et conceptions libertaires du communisme. Le filon qui va du marxisme conseilliste et anti-étatique au zapatisme (lequel attire significativement à lui aussi bien des sympathisants libertaires que marxistes) peut être d'une grande aide pour avancer dans ce sens.
Il y a, dans ce filon, une longue tradition pratique (quoi que dominée et parfois occultée) et un durable effort de pensée (qui peut du reste en appeler au Marx de 1871, sinon, plus largement, au versant libertaire de son œuvre), de sorte que ce n'est pas exactement d'un simple trait de plume que mon propos entend se défaire du modèle étatique, et moins encore en se fondant sur la croyance qu'un mot magique suffirait à l'abattre.
« Sur cette nouvelle hampe [de l'anti-étatisme], le drapeau de l’émancipation était à nouveau dressé » : JG fait de cette métaphore un usage ironique. Sans pour autant qu'on en assume la gestualité grandiloquente, elle pourrait faire l'affaire, du moins un moment. Ne s'agit-il pas en effet de brandir encore le drapeau de l'émancipation (sous tous ses aspects) ?
Et est-on si sûr que la hampe qui l'a porté au cours des expériences révolutionnaires du XXè siècle n'aurait en rien failli qu'on puisse se contenter de la ressaisir telle quelle? Est-il raisonnable de fixer à l'espoir d'émancipation la même perspective et le même chemin que ceux qui ont, sous des formes diverses et parfois antagoniques, animé les courants révolutionnaires dominants du siècle passé? Les zapatistes, comme d'autres, pensent qu'il serait sage de tenter de frayer d'autres chemins; et l'effort difficile pour inventer, ou réinventer, des formes politiques non-étatiques de l'émancipation sociale constitue l'une des caractéristiques de ces autres chemins possibles. La volonté de détruire le monde de la destruction est notre drapeau commun. La question de savoir comment le faire claquer au vent reste entière, de sorte que toutes les pratiques comme toutes les théories du siècle des révolutions manquées doivent être soumises à révision.
Jérôme Baschet